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À propos

 

De la France au Québec, du rôle d’interprète à chorégraphe en passant par celui de comédienne et metteure en scène, Estelle cherche à exprimer par le corps des besoins d’appartenance et d’indépendance qui l’habitent. Les univers où se complètent danse, théâtre, humour et drame constituent son champ de création, qui met en scène des artistes de talents et d’horizons artistiques tout aussi variés que communicants. Si le thème de l’exil (intérieur ou géographique) accompagne celle-ci au fil des créations, l’instabilité et le déséquilibre en sont les moteurs physiques.

En 1999, elle fonde les Créations Estelle Clareton, un espace de recherche et création chorégraphique libre et expérimental, qui prend depuis 2015 un tournant acclamé des audiences: celui de la création d’œuvres destinées aux jeunes publics (4 à 10 ans). Accueillie en ligne par Lisa Davies, nous avons assisté à une première rencontre riche en partages et en apprentissages.

 

 

Crédit photo: Stéphane Najman

 

 

L’entrevue

 

L: Comment vis-tu la période de confinement ?

E: Il y a des choses que j’aime et je me demande pourquoi j’aime cela. Depuis le mois d’avril de l’an dernier, j’ai été coordonnatrice de la création, puis directrice de la création à l’École nationale de cirque. J’y occupe un poste à temps plein que je n’ai pas perdu, donc au niveau financier c’est moins angoissant.

L: Est-ce que tu enseignes en ligne avec les élèves de l’École nationale de cirque ?

E: Oui. Nous commencions à préparer le spectacle annuel qui devait être présenté en début juin. Il a fallu que je réinvente les formules de spectacle pour l’adapter au web. Ça a été intéressant de se questionner à ce sujet.

L: C’est rafraîchissant de voir cela de cette manière.

E: On dirait que cette phase de questionnement va être importante. C’est comme dans une création: il y a une idée, mais tu ne sais pas trop… Si on ne prend pas le temps de se questionner, on va juste retomber dans des habitudes qui n’auront peut-être plus de sens dans la nouvelle réalité. Je sens que cette période va travailler notre besoin de toujours être productifs et réactifs.

L: Oui et on est tous dans cette situation.

E: Oui, ça aide je trouve.

L: C’est réconfortant… Bon, je devrais commencer, Estelle, est-ce que tu es prête ?

E: Oui.

Quel a été ton premier contact avec la danse ?

 

E: Mon premier contact avec la danse a eu lieu à l’école où j’allais en France. J’avais 7-8 ans et un couple est venu nous enseigner une classe de mouvement. C’est mon plus vieux souvenir de la danse. Également, ma mère avait fait des études de danse et c’est beaucoup grâce à elle si je suis allée vers ce médium. Sinon, je pense que j’aurais été clown ou actrice (rires) parce qu’assez rapidement, j’ai réalisé que j’aimais jouer et interpréter : c’est ce que je préférais de la danse.

À quoi rêvais-tu quand tu étais jeune ?

 

E: Je voulais tellement être une ballerine ! (rires)

L: Ah oui ? Une ballerine ?

E: Oui. Ma première paire de pointes… C’était le bonheur total ! J’étais dans un conservatoire à Avignon, en France. Il y avait des cours de danse contemporaine et on me disait que j’étais bonne en danse contemporaine, mais moi je n’aimais pas ça, je trouvais ça bizarre. Je voulais vraiment être une ballerine : mon rêve était de devenir une danseuse étoile.

L: Oh wow, pas juste une ballerine.

E: Oh non ! J’avais de l’ambition (rires).

L: C’est drôle, on a été à l’opposé quand on était jeunes: moi je ne voulais pas être une ballerine.

E: Ah non ?

L: Je détestais le ballet et c’est ce que je suis finalement devenue (rires).

E: Alors qu’est-ce qui t’a amenée à devenir une ballerine ?

L: C’était notre prof de claquettes et de jazz qui nous obligeait à prendre des cours de ballet. Je pense que j’ai pris un cours de ballet et j’ai refusé d’y retourner : je ne voulais rien savoir du ballet (rires).

E: Je pense qu’encore maintenant, ce qu’il me manque, c’est un bon cours de ballet. J’adore les sensations dans les jambes et la musicalité. Mais surtout la force du travail du bas du corps en ballet, la tenue et tout.

L: Tu sais, j’ai parlé avec plusieurs danseurs la semaine dernière, dont la plupart sont des danseurs contemporains. On donne des classes en ligne en ce moment et je leur ai demandé : “ Quel cours aimeriez-vous suivre ?” Tous les danseurs contemporains m’ont dit qu’ils voulaient suivre des classes de ballet.

E: Ah oui ?

L: (rires) Je pense que c’est un cours dans lequel tu sais à quoi t’attendre, ce qui ramène quelque chose de leur jeunesse qui est familier et réconfortant.

E: C’est les premiers plaisirs aussi : la première pirouette… Quand tu commences à contrôler ce que tu es capable de faire. Je me rappelle de grands moments de plaisir dans les diagonales et les petits sauts…

 

Qu’est-ce qui t’a amenée à entreprendre une carrière artistique ?

 

E:Je me suis souvent posé la question et j’ai souvent voulu arrêter. Ma rencontre avec le Québec y est pour beaucoup. Quand j’étais jeune, à Avignon, mes parents avaient un restaurant et moi j’y travaillais l’été. Il y avait un festival de théâtre et beaucoup de québécois y participaient avec la Ligue nationale d’improvisation. Ils venaient manger au restaurant et je les servais. Je les entendais parler et il y avait chez eux une liberté que je ne retrouvais pas en France. J’ai réalisé que ce dont j’avais vraiment envie était peut-être possible, mais ailleurs. Où j’étais, on m’avait souvent découragée parce que je n’étais pas docile (rires). On me disait que je n’arriverais pas à faire ce métier-là. C’est beaucoup par défi que je me suis dit: “ouais, je vais vous montrer que je vais y arriver”.

Maintenant que je ne danse plus, je ressens un profond besoin d’exprimer par le corps. Et vraiment, je crois que la musique joue chez moi un rôle très important.

Si je mets de la musique, il faut que je bouge: c’est un besoin d’expression…

J’ai longtemps dansé pour O Vertigo. Puis, j’ai eu un gros accident et j’ai voulu tout arrêter mais ce besoin d’expression m’a toujours rattrapée.

 

Quelles ont été les rencontres marquantes dans ton parcours?

 

E: Dans mon parcours d’interprète, j’ai travaillé longtemps avec Ginette Laurin et ça a été très formateur pour moi. J’ai dansé de 1991 à 1998. Ça a été une belle époque. J’ai eu des rencontres avec des partenaires de jeu, comme la création que j’ai faite avec Marc Béland, que j’ai beaucoup aimée. Ça s’appelait L’asile de la pureté, c’était une pièce de théâtre dans laquelle je jouais un rôle, notamment avec lui et ça a été un moment marquant pour moi.

Comme chorégraphe, ce sont des interprètes avec qui j’ai travaillé qui m’ont marquée. Par exemple, Esther Rousseau-Morin est une personne avec qui je travaille et une inspiration pour moi : son corps, son esprit, sa créativité. Il y a Brice Noeser aussi qui est très important dans mon parcours. Il y a Alexandre Parenteau, Sylvain Lafortune… J’ai créé une pièce qui s’appelle S’envoler en 2010 et ils étaient tous dans celle-ci. Ça reste pour moi le cœur de mon équipe de création: ce sont des gens très importants pour moi.

La rencontre de Jean-Pierre Perreault a également été très importante pour moi. J’ai dansé avec lui et j’ai beaucoup appris en le regardant. C’était un chorégraphe très chouette et j’aimais beaucoup son travail de groupe et son utilisation des gens dans ce contexte. Son univers était très clair et j’aimais la théâtralité qu’il mettait dans le corps. J’ai appris beaucoup en le regardant. J’ai fait 2-3 productions avec lui puis, malheureusement, il est décédé. C’était comme un papa : il était très paternel avec tous ses danseurs (rires). Il nous faisait des plats à ramener chez nous, mais surtout, il m’a donné une chance. Il avait créé un espace de recherche entre architecte et chorégraphe et m’avait proposé d’en faire partie alors que je commençais comme chorégraphe.

Je me souviens, j’ai travaillé avec Big City. Il m’a appris un truc que je n’ai jamais oublié. Je regardais toujours ce que j’étais en train de créer d’un point de vue. Puis un jour, il est venu me chercher par le col de ma chemise et il m’a changée de place. Il m’a dit : “Change ton point de vue de temps en temps” (rires). Maintenant, j’y pense à chaque fois que je fais une pièce et je change de point de vue. Ça a été une révélation pour moi.

L: C’est sage ça.

E: Tu l’apprends en le faisant ce métier-là. Si personne ne te l’apprend, tu fais les mêmes erreurs que tout le monde avant de comprendre.

L: Ce ne sont pas tous les chorégraphes qui sont ouverts à ce niveau d’échange, d’apprentissage et de partage avec les autres chorégraphes (ou danseurs même).

E: Non et c’est dommage parce qu’on n’a pas d’autres façons de l’apprendre : c’est par imitation ou par conseil. C’est tellement personnel les univers qu’on développe mais il y a des choses par rapport à l’utilisation de l’espace et la façon de travailler avec des concepteurs qui peuvent être communiquées.

 

Avec ça en tête, j’aimerais savoir : quel aspect de ton travail comme chorégraphe préfères-tu ?

 

E:J’aime beaucoup le moment juste avant de rentrer en répétition. Quand je peux parler de mes idées et mes questionnements avec un dramaturge ou des répétiteurs-trices comme Annie Gagnon, qui est en fait assistante de création dans mon cas car on collabore beaucoup. J’aime beaucoup ces rencontres où on a juste un pressentiment de projet et on discute autour d’une idée. Après, j’angoisse beaucoup avant de commencer les répétitions, parce que j’ai toujours l’impression que je n’ai pas d’idées et que je ne vais pas y arriver (rires).

Un des moments que j’adore est quand on rentre au théâtre. On arrive et on s’installe dans les loges: on apprivoise l’espace, on parle des rideaux, on fait des essais de ce que l’on a en tête… Le passage du studio au théâtre: ça c’est super. Un moment que j’aime particulièrement est quand on fait la conception d’éclairages. Pour moi, ce sont à chaque fois des cadeaux. Surtout quand j’ai à travailler avec des concepteurs géniaux comme Martin Labrecque où je n’ai rien besoin de dire car j’aime tout ce qu’il propose.

 

Quels sont les plus grands défis que tu as rencontrés?

 

E: Pour moi, c’est une question de confiance par rapport à la qualité du travail que je fais. J’ai toujours l’impression de repartir de zéro, de la page blanche et de ne plus rien savoir. Ça c’est dur, parce que ça ne m’a pas aidée à foncer. Il m’arrive de voir des gens qui sont plus sûrs d’eux et qui posent des gestes affirmés. Moi, je suis toujours dans le doute. Au fond, ce qui est chouette c’est que je le mets dans mes pièces, ce doute. Cependant, au niveau de la structure de compagnie, je n’ai pas été assez sûre de moi.

L: D’un autre côté, je trouve ça intéressant: quand on est trop confiant, on est fermé aux possibilités. On est trop rigide quand on reste dans ce qu’on pense que ça devrait être. Toi tu te questionnes et questionnes le processus, te réinventes à chaque création. J’espère que l’angoisse n’est pas trop importante (rires). Tu as la possibilité de choisir une loi qui serait appliquée au Québec, que ferais-tu et pourquoi?

E: Une loi ? Ok. L’art dans les écoles devrait être obligatoire. Et il devrait y en avoir plus. Il faudrait sortir plus également, amener les jeunes dans les théâtres : les sortir de l’école, faire venir des artistes dans les écoles. Il devrait y avoir beaucoup plus de liens avec les écoles.

L: Comme tu as fait avec S’envoler.

E: Oui. Mais tu vois, c’était dans le cadre d’un programme d’une école montréalaise pour tous. C’est excellent parce que ce sont des milieux qui ont souvent moins accès aux activités artistiques: parfois, les gens ne savent même pas qu’ils ont des maisons de la culture tout près d’eux où l’accès est gratuit. Alors, beaucoup plus d’échanges. Personnellement, ça m’a fait du bien d’aller dans les écoles. À un moment, je me suis dit : “ah oui, on rêve tous d’aller au festival d’Édimbourg, mais on ne sait pas ce qui se passe dans l’école primaire d’à côté”.

L: Oh my god. Oui.

E: Je trouve que c’est un peu ridicule. Me dire que j’ai une action directe sur l’avenir du métier et sur ces jeunes-là a donné beaucoup de sens à mon travail. Ceux-ci ont définitivement besoin de bouger et d’être en contact avec des artistes, juste pour voir qu’il y a d’autres façons de s’exprimer… Ça leur faisait du bien de voir des adultes qui osaient faire des choses un peu étranges (rires).

L: J’ai vu le documentaire réalisé sur ta pièce S’envoler. J’ai remarqué que tu les amènes dans une situation où ils oublient leurs insécurités et où ils sont simplement présents dans leur corps. J’ai trouvé ça tellement important et si beau. C’est important pour eux en tant qu’êtres humains et pour l’avenir de notre métier. Si les enfants sont à l’aise dans leur corps, ils vont être à l’aise en général et avoir envie de voir des spectacles et c’est très important. J’ai vraiment aimé le documentaire : le projet était magnifique.

 

Qu’est-ce que le commun des mortels ignore?

 

E: C’est drôle, ils ignorent à quel point les danseurs sont des êtres extraordinaires.

Un danseur est un être tellement rigoureux, humble et tellement pas intéressé par autre chose que danser. Je trouve qu’il y a quelque chose de très noble là-dedans.

On connait les chorégraphes, mais pas assez les danseurs. Je trouve que ce sont des êtres vraiment particuliers, dans le bon sens. Je trouve qu’on ne sait pas assez qu’il y en a des gens comme ça dans notre communauté : on ne leur donne pas assez la parole.

L: Je suis totalement d’accord avec toi.

E: Il y a un truc sur Facebook où il y avait un focus sur un interprète: c’était Jessica Serli cette semaine. J’ai travaillé avec elle et c’est une interprète extraordinaire. Personne ne la connait à part notre petit milieu de la danse. C’est quelqu’un qui a un positionnement super intéressant. Je pense à elle ou à des gens comme Emmanuelle Bourassa-Beaudoin, avec qui je travaille. Elle est répétitrice et professeure à l’EDCM. Elle est dédiée, dévouée. On ne connait pas ces gens-là et pourtant ils occupent une place tellement importante.

Quand j’y pense : les danseurs ne polluent pas, ne font de mal à personne, créent de la beauté, réfléchissent, se questionnent, sont généreux. Je trouve que c’est beau, ce sont de belles personnes que l’on ne connait pas. Pour terminer, quel(s) conseil(s) donnerais-tu à un.e artiste qui désire entreprendre une carrière artistique ? Je pense qu’il faut être courageux et qu’il ne faut pas l’oublier. C’est un parcours dans lequel il y a souvent des embûches, des blessures, des refus de bourse, des mauvaises ententes à travers les équipes. Il y a plein de choses qui peuvent nous arriver dans un parcours artistique. Je vois des jeunes artistes autour de moi et le courage est une belle valeur à développer à tous les niveaux. Parfois, tu n’es pas dans le bateau, tu n’es pas dans la mode ou dans le style du moment. Tu fais ton truc à côté et tu continues d’avancer et il n’y a personne qui t’applaudit (rires). Si tu es courageux et que tu tiens à tes trucs, les bonnes choses vont arriver: j’y crois encore.

On m’avait donné un jour l’image des cyclistes, qui font le Tour de France. À certains moments, tout le monde est là : “Ouais, vas-y, bravo !”. Puis, il y a des moments où tu es dans une énorme montée où il n’y a personne qui t’applaudit mais il faut que tu continues. Je trouve que c’est ça le parcours d’un artiste: c’est dans les moments où il n’y a personne qu’il ne faut pas lâcher.

L: J’aime ça, c’est une belle réflexion. Merci Estelle, c’était vraiment une belle opportunité, de moments précieux d’échange, merci. Je suis très contente d’avoir eu ce moment avec toi.

E: Merci, moi aussi je suis contente d’avoir fait ta connaissance.

 

 

Un mot de l’équipe

 

Aller à la rencontre des artistes est pour nous un cadeau, non seulement car c’est ce qui nous permet de garder le cap sur nos rêves et ceux des personnes avec qui nous travaillons, mais également pour se rencontrer et se nourrir de cet apport indéniable de l’art dans nos vies. Nous tenons à remercier Lisa et Estelle pour leur générosité et travaillerons à pied-d’oeuvre pour préparer la concrétisation des projets artistiques de demain. Merci pour le bonheur que vous nous procurez.

Si vous aimeriez découvrir d’autres artistes par le biais de nos entrevues, nous vous invitons à consulter notre rubrique Articles Diagramme. Nous vous invitons également à vous abonner à nos pages web pour demeurer informé(e)s. Vos idées et commentaires sont les bienvenus, en espérant que vous ayez aimé lire cette entrevue.

Propos recueillis par Philippe-Laurent Lacroix, responsable des communications et transcription faite par Romy Duval Udashkin, chargée de projets pour Diagramme.

 

 

Interprète: Esther Rousseau-Morin| Crédit photo: Marjorie Guindon