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À propos

 

Alexandra “Spicey” Landé joue un rôle clé pour la scène hip-hop québécoise et canadienne. Elle met sur scène depuis une dizaine d’années des œuvres respirant cette relation symbolique qu’elle entretient avec la culture hip-hop, que ce soit à titre personnel ou sous la bannière de la compagnie Ebnflōh, qu’elle a fondée en 2015. 

In-Ward, la plus récente pièce de la compagnie, a fait d’Alexandra la récipiendaire des Prix de la Danse de Montréal 2019 dans la catégorie “Découverte”, étant par ailleurs finaliste pour le 35e Grand Prix du Conseil des arts de Montréal.

Foncièrement intéressée à l’idée d’en apprendre davantage sur la chorégraphe et son univers créatif, Estelle Clareton a accepté de s’entretenir avec Spicey, le temps d’un café.

 

Crédit photo : Shaleen Ladha

 

Entrevue

 

Quel a été ton premier contact avec la danse?

 

S: Quand j’avais 4-5 ans, je regardais mes frères faire du break dance dans le salon et briser des bibelots (rires). Comme c’était également l’ère de la vidéo, tout ce qui était music video (Michael Jackson, Prince, Janet, etc.) a contribué à mon éveil au niveau de la musique et de la danse.

E: J’ai vu dans une entrevue que pour toi danser c’était une façon de lutter contre l’intimidation ? Quand tu as commencé à danser, as-tu aussi commencé à prendre ta place ?

S: Oui, je suis allée à 5 écoles primaires différentes donc à chaque nouvelle école, je devais me faire de nouveaux ami.es. Étant toujours la nouvelle fille à l’école, la danse m’a aidée à passer à travers l’intimidation, à m’exprimer et me faire de nouveaux ami.es. Quand je commençais à danser, les gens disaient : “ah, elle a comme quelque chose”.

Alors que j’avais 12 ans et que l’année scolaire se terminait, je suis allée me présenter à la directrice de l’école qui m’a dit : “tu es prête à faire ton solo ?” Je lui ai donné la cassette que j’avais enregistrée par-dessus une chanson à la radio (rires). Je suis montée sur scène et j’ai fait un solo : je n’ai aucune idée de ce que c’était, mais je me suis mise à danser sur scène, toute seule. Je n’y réfléchissais pas, c’était simplement quelque chose que j’avais envie de faire. 

 

 

À quoi rêvais-tu lorsque tu étais jeune?

 

S:J’étais la seule fille dans ma famille donc j’avais énormément de pression à être bonne à l’école. Pour des parents immigrants, l’école c’est tout. Les autres choses que tu veux faire, c’est secondaire. Je n’arrive pas à mettre une image sur ce à quoi je rêvais quand j’étais jeune. Je sais juste que j’étais performante à l’école et que j’y mettais toute mon âme: je voulais impressionner mes parents.

C’est d’ailleurs pour cela qu’au secondaire et même au CEGEP, je n’avais pas une idée claire de ce que je voulais faire. J’aimais la musique, je rêvais au spectacle et à New York parce que j’y allais souvent pour voir la famille. Pour moi, aller expérimenter à New York était très précieux. Là-bas, le hip-hop était vrai et palpable : tu ne pouvais même pas dire que c’était du hip-hop puisqu’il n’y avait pas encore de terme pour dire… Il y avait une énergie dans l’air, à Brooklyn, à Queens… J’avais hâte à cela et j’y rêvais. Autrement, je n’arrive pas à cerner ce à quoi je rêvais quand j’étais jeune.

 

 

Quand as-tu décidé de te lancer dans une carrière dans les arts?

 

S: Même si la danse a toujours fait partie de mon parcours, j’ai eu une autre vie avant. J’ai complété un baccalauréat en psychologie, puis j’ai commencé à travailler à la banque. J’étais devenue directrice du service à la clientèle dans une succursale.

Un jour, à l’âge de 28 ans, j’ai décidé de quitter la banque et de me lancer en danse. Je me suis dit que j’allais commencer par enseigner. À l’époque, il n’y avait pas de formation spécifique, c’était très autodidacte. Donc j’ai commencé à me former puis à donner des cours sur ce que je comprenais de la forme. En 2005, ma carrière a commencé et depuis, c’est sans arrêt. 

 

Quelles ont été les rencontres marquantes de ton parcours?

 

S: Premièrement, il y a Natasha Jean-Bart, qui est une danseuse/chorégraphe. Elle fait présentement partie de la compagnie BBOYIZM avec Yvon Soglo. Dès le début, elle a été une mentore pour moi et elle est également devenue une de mes meilleures amies. Elle m’a donné des cours en locking : c’est elle qui me l’a appris. Il y a aussi eu “Angelo Ameur” et Cindy McAuliffe qui sont encore actifs en danse hip-hop.

Une personne qui m’a beaucoup inspirée est Victor Quijada de RUBBERBANDDANCE. J’ai beaucoup apprécié son approche : c’était la première fois que je regardais des pièces de danse d’une heure sur scène. Je regardais son travail et j’essayais de comprendre la composition et ce qui l’amenait à imaginer cette gestuelle, qui m’était inconnue.

Il y a également Rennie Harris, de Pure Movement à Philadelphie. Il a créé des pièces très hip-hop sur une grande scène et ça m’a beaucoup inspirée, tout comme Wanted, une compagnie française qui est venue au festival Juste pour rire.

E: Est-ce que c’est une pression qui est ressentie dans le hip-hop et le street dance de chercher à raconter une histoire?

S:Il y a beaucoup de questions qui se posent autour du hip-hop et la présentation du street dance sur scène. Les questions viennent des deux côtés : des street dancers se demandent “pourquoi présenter le street dance sur scène?”. C’est une forme tellement raw : ce sont des battles et des rencontres improvisées dans les clubs. 

Pour moi, le street dance est une extension de qui je suis, de mes expériences, mes influences et de ce que j’ai envie de dire en tant qu’artiste. 

Et mon expérience de la danse influence la forme que prendront mes créations. Pour moi, amener la danse sur scène a été un défi et je me suis posée la question : “comment adapter une forme aussi raw, dynamique et près du public sur scène tout en conservant cette proximité? ” 

La dernière pièce que j’ai créée était sur deux fronts (bi-frontale) parce que je cherchais à faire sentir cette proximité. Dans la rue, le regard n’est pas en deux dimensions : il est à 360 degrés. Pareil est le cas du battle (Cypher) en hip-hop et il y a quelque chose là-dedans que je veux garder dans mes pièces.

Dans un sens, tu as raison : pourquoi aller dans une boîte noire? Pourquoi ne pas rester à l’extérieur? Il y a beaucoup de gens en street dance qui ont voulu monter sur scène et cela a été un travail de fond : ils se sont battus pour réussir à présenter du street dance sur scène. Pour eux, revenir à la rue c’est comme revenir en arrière. 

Dépendamment de la perspective, le discours change. Un des débats qu’on a dans le milieu est celui des danses urbaines versus les danses de rue versus le street dance. Même dans le vocabulaire, il y a beaucoup de discussions parce que les danses urbaines sont un peu déconnectées de la forme, ce qui ouvre les portes à tous et personne en même temps. La danse de rue, quant à elle, est très raw et la question est légitime : “ est-ce qu’elle a sa place dans les théâtres?”

E: Et j’imagine que ce n’est pas le même public que l’on rencontre dans les théâtres que dans la rue… C’est intéressant.

 

 

Quel aspect de ton travail préfères-tu?

 

S: La recherche et la création : c’est là que je vis et que je suis dans le moment. Je te dirais que c’est l’aspect qui m’intéresse le plus. Faire des essais, rechercher, trouver, perdre son temps (rires). J’adore ça.

E: Comment travaille-tu en création ? Travaille-tu toujours avec les interprètes ou plutôt seule?

S: Surtout lorsque je suis en recherche, je travaille seule. Je fais des recherches en ligne, je lis des livres, je regarde des films. Ensuite, je vais au studio. Avant la rencontre avec les interprètes, je coupe dans le vif: je développe des idées, je pense à des façons de les aborder. Une fois que je suis avec les interprètes, la recherche se fait fréquemment en deux temps. Pour commencer, on discute et on débat pour approfondir le contenu. La deuxième étape, c’est la danse, le mouvement. Nous commençons à travailler des concepts de la recherche que j’ai faite. Après cela, c’est la création.

E:  Il y a le travail avec les interprètes, mais est-ce qu’il y a des collaborateurs en particulier avec qui tu travailles?

S: Oui, je parle à beaucoup de collaborateurs : Helen Simard m’a beaucoup conseillée sur ma dernière pièce et celle qui est actuellement en création. Dans In-Ward, j’ai aussi travaillé avec Anne Plamondon. De même, j’ai beaucoup collaboré avec PAX, une artiste accomplie en street dance. Aussi, j’ai commencé à collaborer avec Mathieu Leroux qui a été dramaturge dans ma dernière pièce et je travaille avec lui actuellement. C’est extraordinaire d’avoir ce temps avec lui.Il y a aussi toutes les personnes que j’invite au studio pour observer où j’en suis dans le travail et avoir leur feedback en direct comme Bernard et Brenda. Je travaille étroitement aussi avec Leticia Hamaoui et Benoît Larivière pour la conception lumière. Je travaille également avec Shash’u pour la musique, depuis une quinzaine d’années. C’est un beatmaker et un producer qui fait de l’électro et surtout du hip-hop. Il crée pour mes œuvres depuis 2005. Pour chaque scène ou chaque moment de la pièce que j’imagine, je crée une ambiance avec lui.

E: Est-ce qu’il vient en studio avec vous?

S: Oui, quand le travail est plus avancé. On essaie d’imaginer comment agrémenter. Dans mes pièces, je m’assure naturellement de laisser de la place à sa musique pour que son ambiance musicale prenne sa place.

 

Quels sont les plus grands défis que tu as rencontrés jusqu’à présent en tant que chorégraphe?

 

S: Premièrement, je dirais la reconnaissance de la forme. À mes débuts en 2007-2008, la forme du street dance n’était pas reconnue en tant que forme “professionnelle”. Des compagnies comme RUBBERBANDDANCE et Destins Croisés commençaient à initier le mouvement, mais c’était surtout dans un mélange de ballet, de break et de danse contemporaine. Ce n’était pas la forme au sens pur du street dance : il y a eu un temps avant qu’il y ait une reconnaissance et une acceptation de la forme comme professionnelle. Ensuite, 

J’ai eu à me familiariser avec ce que c’est que d’être une artiste-travailleure autonome en danse, me créer un réseau, comprendre qui peut m’aider à développer mes idées et à les présenter.

En même temps que je travaillais sur Bust a Move, je commençais à créer des pièces sur scène qui ont vu le jour deux ans plus tard, ce qui a été un autre grand défi. Après mes deux premières pièces, j’ai décidé d’arrêter de présenter sur scène parce que je n’arrivais pas à recevoir de subventions.À ce moment, j’ai décidé de mettre mes énergies sur Bust a Move, un projet sur lequel j’ai arrêté de travailler en 2015. J’ai alors développé la compagnie Ebnfloh. Dès le début, j’étais aux portes de Diagramme parce que c’était trop overwhelming pour moi autrement “avoir un organisme”. C’est une réalité à laquelle tout le milieu fait face et que l’on ne comprend pas avant de se lancer. 

 

 

Si tu avais la possibilité de choisir une loi qui serait appliquée au Québec, que ferais-tu et pourquoi?

 

S: J’aimerais établir une loi comprenant deux aspects. Premièrement, je créerais une plus grande accessibilité aux arts pour tous. Beaucoup de gens ont “besoin” de l’art et n’ont pas les moyens d’y accéder. Il faut aussi s’assurer qu’à l’école, ce soit encore plus accessible pour les jeunes.Dans ce sens, il faut aussi mieux comprendre l’apport de la culture à la société. Je pense qu’il y a eu un choc avec la COVID-19: comme un éveil par rapport à ça. On réalise qu’on est nombreux à vivre du milieu des arts et on doit y porter une plus grande attention. L’intermittent du spectacle en France est quelque chose que l’on devrait établir également ici, au Québec. Ce serait donc cela ma loi : l’intermittent du spectacle et l’accessibilité pour tous à la culture. Surtout pour les interprètes qui n’ont pas toujours de structures autour d’eux. En tant que chorégraphe, on a un organisme, une structure. Mais pour les interprètes, ce n’est pas évident. Il faut faire en sorte que les gens comprennent ce que représente et implique d’être un artiste en danse. 

Il faut travailler la conscience des gens parce que plus ils savent, plus ils sont sensibles.

Si nous regardons le paysage de la danse au Québec, qu’est-ce que le commun des mortels ignore?

S: L’immensité du travail que l’on fait. Es-tu d’accord avec moi?

E: Oh oui… La précarité dans laquelle on le fait aussi et qui nous rend fragiles. Ce n’est pas juste une question d’argent : il y a une précarité de reconnaissance, sentir qu’on a un poids dans la société, qu’on a une importance, que notre métier a une valeur d’évolution des esprits…

S: Exactement. Il faut que la personne soit très proche de toi pour voir le travail et comprendre l’immensité de ce que l’on fait: 

Le nombre d’heures qu’on investit et les sacrifices que l’on fait pour créer.

Chez les street dancers, on va exploiter notre forme dans le monde commercial et on va nous associer à ce monde. Et je n’ai rien contre cela : c’est vrai que parmi les danseurs de rue, nombreux sont ceux qui font de la danse commerciale. Ce qui arrive dans le monde commercial, c’est que les gens ont un accès très limité à ce que c’est que de faire de la danse. Même quand on va dans une émission de télévision : les gens ne savent pas le travail que ça implique. 

E: Que penses-tu de l’émission Révolution?

S: De ce que j’ai vu, c’est une des émissions en danse qui est la mieux produite et les danseur.es sont de très haut calibre. Après, cela demeure une émission de télévision. Il va m’arriver d’arrêter de regarder, pas parce que ce qui est présenté n’est pas intéressant, mais parce que je comprends la manipulation. Je sais comment ils manipulent les danseurs, les participants et le public pour arriver à un produit fini en une heure.

E: Moi ce que je dirais de cette émission, c’est que j’y ai découvert des danseurs extraordinaires et des propositions artistiques très fortes. Pour cela, j’étais contente. Je me demandais quel était le point de vue de quelqu’un qui vient du street, parce qu’il y a quand même beaucoup de propositions du genre à Révolution…

S: Il semble y avoir beaucoup de propositions street, mais en réalité, il n’y en a pas tant que ça. Des street dancers, il y en a peut-être 3 ou 4 par saison. Il y a beaucoup de danseurs amateurs de studio qui font du “street dance”. Pour moi, les vrais street dancers font partie de la communauté du street dance, et cela, il n’y en a pas beaucoup à Révolution.

 

 

Quel conseil donnerais-tu à un artiste qui désire entreprendre une carrière artistique?

 

S: Question à 100 millions de dollars (rires). Il doit y avoir une envie artistique forte : une vision. Sans cela, tu ne fais pas long feu et si tu fais long feu, le contenu ne sera peut-être pas intéressant. Il faut vraiment avoir une envie de créer et dire quelque chose en tant qu’artiste. Après, il faut beaucoup de patience, de courage et de résilience. Il y a peut-être 20 autres choses que je pourrais dire (rires) : bien s’entourer, avoir un réseau, aller chercher de l’aide. Il y a tellement de choses, mais au départ, il faut vouloir dire quelque chose et s’entourer de gens qui veulent dire quelque chose. Parfois, on veut créer mais on n’a pas de vision artistique: on ne sait pas trop comment s’y prendre. À ce moment, il faut s’entourer de gens qui eux ont une vision. Tous les moyens sont bons, mais c’est la chose est la plus importante.

E: Sinon, tu ne fais pas long feu, tu as raison, c’est trop dur.

S: Oui exactement! (rires)

 

 

Un mot de l’équipe

 

Aller à la rencontre des artistes est pour nous un cadeau, non seulement car c’est ce qui nous permet de garder le cap sur nos rêves et ceux des personnes avec qui nous travaillons, mais également pour se rencontrer et se nourrir de cet apport indéniable de l’art dans nos vies. 

Nous tenons à remercier Alexandra et Estelle pour leur générosité et travaillerons à pied-d’oeuvre sur la concrétisation des projets artistiques de demain. 

Si vous aimeriez découvrir d’autres artistes par le biais de nos entrevues, nous vous invitons à consulter notre rubrique Articles Diagramme. Nous vous invitons également à vous abonner à nos pages web pour demeurer informé(e)s. Vos idées et commentaires sont les bienvenus, en espérant que vous ayez aimé lire cette entrevue.

Propos recueillis par Philippe-Laurent Lacroix, responsable des communications et transcription effectuée par Romy Duval-Udashkin.

 

Crédit photo: David Wong