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Crédit photo: Angelo Barsetti

 

À propos

 

Dessinant une trajectoire authentique dans le paysage de la danse contemporaine depuis 1981, Lucie Grégoire fait partie de ces artistes qui ont embrassé les étapes de leur cheminement l’œil intègre. Une signature hypnotique et des mises en scène véhiculant une dimension picturale ont fait connaître la chorégraphe et interprète sur plusieurs continents à travers plus d’une quarantaine d’œuvres.

Que l’on aborde ses œuvres solos, celles destinées aux formations pluri-interprètes, les créations in situ ou interdisciplinaires, nous devons avant tout prendre en compte les motivations intrinsèques de l’artiste qui sonde l’univers féminin à travers ses créations, rendant palpable l’influence de la littérature et la rencontre de pays aux étendues symboliques. En plus de ces sources d’inspiration figurent des artistes contemporains majeurs tels que Merce Cunningham, Trisha Brown, Tatsumi Hijikata, Kazuo et Yoshito Ohno, qui ont nourrit Lucie par la richesse de leur approche de la danse.

Suivant l’évolution de cette grande artiste et collaborant avec celle-ci depuis plusieurs années, Bernard Lagacé, directeur de Diagramme, a eu le plaisir de mener une entrevue avec Lucie Grégoire, le temps d’un café.

 

Entrevue

 

Comment ta carrière a-t-elle débutée?

 

L: Je ne me suis jamais dit “ah je vais faire une carrière en danse”. Je dirais plutôt que la danse m’a trouvée, que j’ai trouvé la danse… C’est devenu une vie de danse.

J’emploierais plus le terme “une vie de danse” que “carrière”, celui-ci résonne moins pour moi.

J’ai découvert la danse vers 17 ans, alors que j’étais au Cégep. Avant ça, je faisais beaucoup de choses reliées au mouvement: beaucoup de sport, de gymnastique, de ski. Puis, quand j’ai commencé les cours de danse au Cégep à Québec, j’ai compris que ce que je cherchais dans le mouvement était une connexion du corps, de l’esprit et du cœur que je retrouvais dans la danse.

 

Pourquoi as-tu entrepris une “carrière” artistique?

 

L: Je me souviens de mon premier cours de danse. Ce que j’ai ressenti a été comme un déclic et m’a fait réaliser que c’était clair que c’est ce que je voulais faire dans la vie. J’ai tout de même entamé des études en anthropologie, que j’ai délaissées pour la danse. Après cela, je ne me suis jamais reposé la question car c’était vraiment clair que c’était mon chemin. Lorsque je suis déménagée à Montréal pour des études universitaires en anthropologie, j’ai suivi une formation intensive avec le “Groupe Nouvelle Aire” et tout a commencé.

Mon parcours m’a ensuite amenée à New York et c’est principalement là que j’ai reçu ma formation. Puis, de New York on m’a invitée à travailler en France. À ce moment là, c’était la première fois que je faisais partie d’une compagnie et qu’on présentait des spectacles professionnels.

 

Quelles ont été les rencontres marquantes dans ton parcours?

 

L: Lors de mes études à New York, qui ont duré 4 ans, une figure marquante pour moi a été Merce Cunningham. J’ai également exploré d’autres techniques que celles qu’il enseignait, mais c’est principalement dans ses classes que j’ai cheminé.

Revenue de France en 1981, j’ai commencé à chorégraphier mes premières pièces, qui étaient de courtes pièces. Quelques années plus tard (1985), j’ai découvert le Japon dans le cadre d’un stage très intensif avec Min Tanaka. J’y ai aussi rencontré Kazuo Ohno, puis Tatsumi Hijikata, qui m’ont profondément marquée.

En 1989, j’ai commencé à créer mon premier long solo. Pour cette pièce (“Absolut”), j’ai été guidée par, et elle est très importante pour moi, Élizabeth Albahaca, qui était à l’origine danseuse mais qui a aussi été actrice avec le Théâtre de Grotowski, pendant 20 ans. Je lui ai demandé si on pouvait travailler ensemble pour mon premier solo. Au début, elle était supposée assurer le rôle d’œil extérieur pour ses conseils. Elle est rapidement devenue beaucoup plus que ça et c’est vraiment avec elle que j’ai pénétré dans le travail d’interprétation.

Plusieurs années plus tard (2003), j’ai fait la rencontre de Yoshito Ohno, le fils de Kazuo Ohno. Nous avons ensuite collaboré pendant 10 ans ensemble: Yoshito a été une rencontre très inspirante pour moi.

 

Comment décrirais-tu ton style?

 

L: Je ne m’associe pas vraiment à un style: je préfère parler d’écriture, de propos chorégraphique. En fait, je trouve que j’ai une gestuelle qui cherche à puiser sa source dans ce qu’il y a de plus profondément vivant chez l’être humain.

Je suis dans une recherche constante d’intégrité et d’authenticité.

Je travaille avec des univers poétiques, dont certains écrits qui me sont très précieux. Aussi, je m’inspire beaucoup de grands espaces: je pense aux séjours que j’ai faits dans des déserts très éloignés et très spécifiques. Je cherche toujours à accéder à une sorte d’intimité intérieure que l’on peut tous retrouver en soi-même. C’est pour ça que ma connexion avec le public vise à retrouver ces ressentis communs à tous, même si tout le monde a sa propre vie intérieure. C’est ce que je recherche dans le mouvement qui, je sens, libère des images poétiques qui vont rejoindre le spectateur à différents niveaux.

La notion de métamorphose, dans le sens de transformation du corps et de l’esprit, est également centrale dans ma démarche. Sur scène, je n’existe pas en tant que Lucie, je peux tout aussi bien devenir un vieillard, une roche, un arbre. Pour moi, l’interprétation est une dissolution de l’ego, une métamorphose en différents éléments de la nature et en d’autres formes d’êtres humains. Cet élément est central dans mon approche de la danse.

 

Quel aspect de ton travail préfères-tu?

 

L: Ça c’est difficile à répondre… Dans mon travail, il y a trois étapes pour une création chorégraphique. Il y a la recherche, la création et la mise en spectacle. Chaque étape a son défi.

Quand je commence une recherche, c’est l’inconnu, la page blanche.

Il n’y a aucune forme. Cet inconnu amène une sorte d’effervescence et puis, quand les choses commencent à prendre forme, certaines séquences de mouvement se précisent avec l’intention. Il y a alors une forme d’excitation à l’idée de sentir qu’une pièce est en train de naître. À ce moment, tu peux commencer à sélectionner et approfondir chaque geste. Souvent, des gens m’ont demandé: “pourquoi tu choisis tel mouvement plutôt que tel autre?” Pour moi, c’est intuitif. Je crois que c’est vraiment connecté à l’intention qui est à l’origine de cette pièce et de l’inspiration qui en découle. Un autre aspect très fort dans la création est la collaboration.

La collaboration avec d’autres danseurs si ce n’est pas un solo, mais aussi avec les éclairagistes, les musiciens, etc. Pour moi, c’est un grand partage parce qu’on avance ensemble à chaque étape. À mon avis, c’est un autre grand et précieux moment.

En dernier lieu, il y a les spectacles. C’est là que la danse prend son envol et qu’elle prend réellement vie car elle rencontre le public et communique avec lui.

Si une oeuvre reste en studio, qu’elle n’est pas présentée, et bien à mes yeux, il manque une dimension car c’est cette rencontre avec le public qui amène la transformation de l’oeuvre. Même si la pièce chorégraphiée est la même chaque soir, l’interprétation va changer à chaque fois. Chaque soir, on est différent, la vie intérieure est différente, le public est différent donc, on reçoit une énergie différente.

 

Quels sont les plus grands défis que tu as rencontrés dans ta carrière?

 

L: Ok, là on va entrer dans autre chose. Pour moi, les défis sont moins artistiques et plus en termes de conditions précaires, presque de survie. Ce sont des conditions précaires de travail de toujours avoir à lutter, à justifier ma pratique et mon existence auprès des instances gouvernementales pour poursuivre mon travail avec un minimum de conditions. Pour moi, les défis ont toujours été beaucoup plus à ce niveau là.

 

Petite mise en contexte… Tu as la possibilité de choisir une loi qui sera appliquée au Québec. Que ferais-tu?

 

L: Si j’avais la possibilité de choisir, j’appliquerais 3 mesures. Premièrement, je rendrais les arts, entres autres la danse, obligatoires dans les écoles, dès le primaire. Mais pas obligatoire une fois de temps en temps: les arts devraient devenir une matière régulière, comme un cours de mathématique, par exemple. Je pense que ça devrait être encore plus présent, à un très jeune âge et que ça se poursuive tout au long des études. Également, j’amènerais les jeunes voir des spectacles de danse et de théâtre au moins une fois par mois et ce, même chez des jeunes de 6 ans. Dans tous les cas, je rendrais l’art dans les écoles plus présent.

Ensuite, je ne sais pas si c’est un projet de loi, mais je créerais un programme de subvention spécifique d’aide pour la génération des artistes de soixante ans et plus.

Je pense qu’un artiste qui persiste et continue de créer à soixante ans et plus, comme il l’a fait tout au long de sa vie, ça devrait être reconnu et soutenu de façon presque systématique.

Finalement, une dernière loi qui est peut-être globale et tout mais… J’opterais pour que le salaire des artistes ne soit jamais inférieur à celui des gestionnaires de la danse. Par gestionnaires de la danse, j’entends les administrateurs, fonctionnaires, agents culturels, directeurs généraux, techniciens, etc. Tout ce qui concerne la gestion de la danse.

Je trouve que le salaire des artistes ne devrait jamais être inférieur à celui des gestionnaires de la danse.

(Rires) Ça fait beaucoup de choses mais s’il faut être ambitieux pour que les prochaines générations en profitent dans trente ans, soyons ambitieux !

 

Si nous regardons le paysage de la danse au Québec… Qu’est-ce que le commun des mortels ignore?

 

L: Plusieurs choses. Il y a la discipline des danseurs et celle qu’exige la danse en général. Souvent, je me mets à la place du commun des mortels qui voit que tout coule bien et est beau sur la scène.

Les gens ne connaissent pas toute la discipline et toutes les normes, tant de travail que de discipline que nécessite la réalisation d’un spectacle.

Et ça c’est sans compter l’entraînement qui va avec. Je ne suis pas sûre que les gens savent que les danseurs doivent s’entraîner presque tous les jours et travailler de longues heures en studio pour en arriver à ce que l’on voit dans un spectacle.

Et puis (rire), je reviens toujours à ça mais ça c’est mon truc. Les gens ne sont peut-être pas au courant des conditions précaires de travail dans lesquelles une bonne partie des danseurs se trouvent. En fait, tout ce qui se passe, tout ce qu’il faut pour la création d’un spectacle. C’est pour ça que je trouve que c’est important de présenter les coulisses au public pour qu’il puisse voir et comprendre tous ces aspects cachés du métier.

 

Pour conclure… Quels conseils donnerais-tu à un∙e artiste désirant entreprendre une carrière artistique?

 

L: Je pourrais en donner plusieurs, mais voici le plus important:

Il faut que ce soit une passion, une passion vibrante et forte et qui est accompagnée d’un engagement total, puis d’une persévérance.

Il me vient en tête certaines personnes qui ont commencé, qui ont créé pendant 3, 4, 5 ans et comme les conditions sont difficiles, ont préféré faire autre chose. Et souvent, c’est peut-être mieux ainsi pour elles. Mais si tu veux vraiment entreprendre une carrière en danse, il faut qu’il y ait quelque chose de vital qui te soutient et te supporte, une conviction profonde que c’est ta route, que c’est ton chemin. C’est comme un chemin à travers la forêt. S’il y a des branches que tu dois couper ou tasser ou des rochers à surmonter pour continuer ta route, tu dois être capable de le faire, de tenir et persévérer.

 

Un mot de l’équipe

 

Une fois de plus, nous tenons à remercier Lucie Grégoire pour sa grande générosité. Avoir accès à ses expériences et aux récits honorant sa mémoire a été pour nous un réel bonheur et un vent de fraîcheur nous donnant accès à sa réelle passion. Nous en profitons pour saluer le courage et la détermination des artistes, qui nourrissent notre imaginaire et nous motivent à trouver des solutions pour les supporter. Nous sommes de tout cœur avec vous.

Si vous aimeriez découvrir d’autres artistes par le biais de nos entrevues, nous vous invitons à consulter notre rubrique Articles Diagramme. Nous vous invitons également à vous abonner à nos pages web pour demeurer informé(e)s. Vos idées et commentaires sont les bienvenus, en espérant que vous ayez aimé lire cette entrevue.

Propos recueillis et transcription par Philippe-Laurent Lacroix, responsable des communications chez Diagramme.

 

Crédit photo: Angelo Barsetti